J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
Bonne lecture et n'hésitez pas à laisser vos commentaires, sincères mais courtois !

mercredi 13 janvier 2010

Journal des jours de peur.

Texte lauréat du concours de la Compagnie du Barrage, janvier 2009. Également publié chez "l'Anthologiste" éditions numériques. (2012)



Assise sur un banc de pierre à l'ombre des grands arbres, la jeune fille attend. L'air chaud embaume. Une légère poussière dorée s'est étendue sur les pétales rouges des fleurs du bord de l'allée. Tout est calme. L'agitation de la rue ne parvient pas jusqu'au petit jardin isolé.
La jeune fille a maquillé ses joues de poudre veloutée. Elle a mis sa plus belle robe. Bientôt ce sera l'heure du thé. Mais elle n'y pense pas. Son regard n'est plus là. Il est loin, bien loin derrière les feuillages agités par le vent. Plus loin que le jardin calme et les bruits de la ville. Elle attend.

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10ème jour de détention.
C'est un miracle si j'ai pu me procurer ce bout de crayon et ces feuilles. Contre les quelques cigarettes trouvées au fond de ma poche, le gardien m'a apporté ce calepin entamé. Ce n’est pas grand-chose mais je vais pouvoir tenir un semblant de journal. Je dois être prudent, ne pas dévoiler à qui que ce soit que je possède de quoi écrire. Si on le découvre, je serai battu et on me confisquera tout. Il ne le faut pas, je dois témoigner de ce qui se passe chez nous, en Birmanie.
Après la manifestation du 23 septembre, mes compagnons et moi avons été pris dans une rafle. Les yeux bandés, les pieds et les mains enchaînés, allongés à même le sol dur d'une camionnette, ballottés au gré des virages, nous ne savons pas où on nous a amenés. Sommes-nous toujours à Rangoon ? Ces affreuses cellules aux murs suintant d'humidité et de crasse, équipées de paillasses sommaires sur lesquelles on nous a jetés, sont désormais notre demeure. Si les gardiens nous ont retiré nos bandeaux et les fers de nos poignets, ceux de nos pieds continuent à nous entraver, raclant de sinistre façon le sol bétonné à chacun de nos déplacements. Mes chevilles ont enflé autour de la chair entaillée par le frottement du métal. J'ai mal mais ici on ne peut pas avoir le moindre soin. Même pour les plaies purulentes d'un de mes compagnons d'infortune ! Il gémit de douleur et croit devenir fou. C'est intolérable !


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La jeune fille fardée marche dans la rue. Autour d'elle, Rangoon s'agite : klaxons des véhicules encombrant la chaussée, sonnettes des bicyclettes, cris de la foule dense. Elle s'arrête un instant, regarde autour d'elle, semble chercher son chemin. Un groupe de jeunes bonzes pressés la croise. Elle les salue puis dirige ses pas vers l'artère principale, vers le grand bâtiment là-bas, but de sa destination. Un immeuble tout en longueur, gris et froid, percé d'étroites fenêtres à barreaux : la prison. Des militaires armés en gardent l'entrée. Elle s'approche, tente de parlementer. Elle veut savoir si son frère est là, si c'est bien là qu'on l'a amené. Mais les soldats sont inflexibles, ils ne veulent rien dire et la renvoient brutalement, la poussant du plat de leurs fusils.
"Circulez, circulez !"
Elle traverse la rue encombrée, se retourne et contemple le bâtiment. Est-il là ? Comment savoir ? Elle reviendra.


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13ème jour de détention.
Cette nuit des soldats sont venus me chercher pour m'interroger. Ils m'ont fait entrer dans une pièce violemment éclairée et n'ont cessé de me questionner pendant des heures : "Appartiens-tu au mouvement dissident ? Qui est ton chef ? Qui sont les membres ? " Ils m'ont frappé à plusieurs reprises, m'ont menacé de mort si je ne dénonçais pas mes amis. Malgré les coups, je n'ai rien dit. Au petit matin, ils m'ont ramené à ma cellule mais je n'ai pas pu dormir. La douleur et les cris des autres détenus m'en ont empêché. Je suis épuisé. Ils m’ont ouvert l’arcade sourcilière. J’ai mal. Le sang séché forme une croûte. Pour me punir ils ne m'ont pas apporté à manger. Ils nous nourrissent déjà si peu ! J'ai constamment faim.
Certains ici sont là depuis des mois. Maigres, affaiblis par les privations et les mauvais traitements. J'ai toujours mes fers aux pieds. Mes plaies se sont refermées, ne se sont pas infectées, j'ai de la chance. Ces fers, c'est pour nous distinguer des autres, nous, les prisonniers politiques.
Le bruit court que des exécutions ont eu lieu, sans procès préalable. Est-ce vrai ? Est-ce que ce sont mes camarades du parti ? Aucun moyen de le savoir.
Nous sommes plusieurs à avoir réclamé un avocat. On nous a ri au nez. Cette prison est un lieu de non-droit. On nous interdit les visites, on nous humilie en permanence, on nous frappe. Pourrais-je supporter cela encore longtemps ? Je suis si fatigué !


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15ème jour de détention.
L'infâme brouet qu'on nous a servi en guise de soupe était aigre. Malgré la faim qui me tourmente, je n'ai pas pu l'avaler. Je n'ai plus de cigarettes à échanger contre un morceau de pain. Hier, un vieillard s'est fait agresser pour quelques biscuits secs. Il a une plaie ouverte à la tête. Personne n'est venu le voir. Depuis l'attaque, assis par terre, il se balance d'avant en arrière en gémissant, comme un enfant fou ou comme une bête en cage. Et n'est-ce pas ce que nous sommes, des bêtes ? Aucune humanité ici, rien que la violence et l'ombre de la mort.
J'ai trouvé une cachette pour mon cahier et mon crayon. Derrière ma paillasse s'ouvre la bouche d'aération, fermée par une grille. J'y ai glissé mon précieux calepin mais je monte quand même la garde. Je me méfie de tous.
Depuis quelques temps je pense beaucoup à ma sœur. Elle a assisté à mon arrestation mais elle ne sait pas où je suis détenu. Et je n'ai pas le moyen de le lui faire savoir.


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Des amis sont venus. Sur la table installée sous les arbres, le thé exhale ses senteurs fleuries. Un assortiment de biscuits s'offre aux invités. La jeune fille sourit à tous, répond aimablement, hoche la tête mais son esprit est ailleurs. Il est sur le chemin de poussière où quinze jours plus tôt les soldats ont fait irruption, les armes à la main. Ils ont bouclé la petite impasse et ont envahi les maisonnettes alentour, entraînant de force tous les jeunes gens, encore des adolescents. Les chars au bout de la ruelle montaient la garde. Son frère a été emmené avec les autres. Où est-il maintenant ?
On discute, on commente, on questionne. Quelqu'un suggère de se renseigner dans toutes les prisons du canton. Mais sait-on seulement s'il n'est pas détenu encore plus loin ? Et puis les gardiens ne veulent rien dire. Les anciens prisonniers ne peuvent que répéter ce qu'on leur disait lorsque, les yeux bandés, on les emportait vers l'enfer : "Destination inconnue."
La jeune fille ne peut qu'attendre d'hypothétiques nouvelles. Ses doigts tremblent un peu en servant le liquide ambré.


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18ème jour de détention.
J'ai dû retirer mon cahier de sa cachette. Des rats ont élu domicile dans l'espace derrière la grille et ont commencé à grignoter les pages. Je n'ai pas d'endroit sûr, les autres m'espionnent sans cesse. Je ne supporte pas leur regard. Les bagarres entre détenus se multiplient. Pour un bout de pain. Pour un mot de travers. Moi-même je me suis battu pour un morceau de lard. Voilà où nous en sommes réduits.
Le vieillard agressé qui gémissait comme une bête est mort cette nuit. De faim. De douleur et de peur. De solitude, aussi. Le trou béant sur son front, rouge et tuméfié, ne s'est jamais refermé. Le trou dans son cœur fatigué non plus. Et moi je ne peux que verser des larmes amères face à la cruauté humaine.
Depuis ce matin, il pleut. J'aperçois les filets d'eau qui dégoulinent derrière les vitres sales. Moi aussi, je suis sale. La peau me démange, mes cheveux trop longs se collent en plaques dans mon cou. J'aurais besoin d'une douche. J'aurais envie d'une douche. J'imagine la senteur parfumée de la savonnette … Mais ici, tout n'est que crasse et puanteur. L'odeur des excréments et de la saleté s'insinue partout. Celle, angoissante, de la mort, aussi. Le vieillard gît toujours sur le sol de la cellule. Personne n'est venu le chercher.


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25ème jour de détention.
Je n'ai pas pu écrire dans mon cahier depuis sept jours. Ils m'épient, tout le monde m'épie …
Ils m'ont encore interrogé. Ils m'ont frappé et frappé jusqu'à ce que je m'évanouisse. Ils hurlaient, réclamaient des noms. Mes paupières gonflées ne pouvaient plus se soulever, les hématomes sur mes joues ont éclaté, inondant de sang chaud mon visage. Puis ils m'ont jeté à terre, tordu le bras dans le dos. Je crois qu'ils me l'ont cassé. Mes doigts ont doublé de volume, je peux à peine tenir mon crayon. La douleur lancinante qui irradie du poignet jusqu'à l'épaule m'arrache des gémissements. Parfois, c'est fulgurant, comme un coup d'épée et je suis alors au bord de la syncope. Mais il faut que je témoigne, il le faut. Je ne peux pas ne plus écrire …

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Dans les rues, les militaires se sont multipliés comme par magie. La nuit commence à tomber. Bientôt, les sirènes du couvre-feu retentiront. Il faut qu'elle se dépêche. Qu'elle rentre. Pourtant, la jeune fille est encore là, sur le trottoir face à la prison. Elle sait que son frère est là, à la maison d'arrêt de Rangoon. Elle a cherché longtemps, a soudoyé un gardien qui a fini par consulter sa liste. Le nom de son frère y était. Il le lui a affirmé. Et l'espoir, soudain, comme une vague bienfaisante sur la grève asséchée, renaît dans son cœur. "Ne t'en fais pas, petit frère, je vais tout tenter pour te sortir de là !"
Lorsque résonne la première sonnerie, la jeune fille court à pas légers sur le bitume.

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30ème jour de détention.
Un mois que je suis là, les fers toujours aux pieds. Peu à peu, comme les autres, je perds mon humanité. Nous nous espionnons les uns les autres. Nous nous battons pour un croûton sec, pour une gorgée d'eau croupie. Comme eux je gémis la nuit, je crie parfois lors de mes insomnies. Je ne veux pas que l'on trouve mon cahier. C'est une obsession.
L'un de mes co-détenus a été torturé, ils lui ont crevé les yeux. Depuis des heures il hurle comme une bête. Je plaque mes mains sur mes oreilles. Je sens que je vais sombrer dans la démence. Je ne peux pas supporter ses cris. Je ne veux pas devenir une bête moi aussi ! Je ne veux pas devenir fou ! Ecrire. Ecrire est la solution. Ecrire pour lutter contre la rage meurtrière des hommes.

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32ème jour de détention.
Ce matin, les militaires sont venus dans nos cellules. Ils nous ont réveillés, nous ont fait sortir dans la cour pour une demi-heure de promenade. J'ai eu du mal à soutenir la lumière du soleil. Mes yeux ne sont plus habitués. Mes jambes me portaient à peine, tremblantes d'inactivité forcée, les muscles faibles, atrophiés sans doute.
Quand nous sommes retournés à nos paillasses, le ménage avait été fait. Le sol encore humide luisait dans l'obscurité et une odeur de désinfectant flottait entre les murs gris.
Plus tard on a eu droit à une portion de riz, quelques morceaux de bœuf en sauce et une tasse de thé brûlant. Menu de roi après tous ces jours de famine ! J'ai savouré chaque bouchée, m'efforçant de manger lentement. Certains se sont jetés sur la nourriture, ont avalé trop vite et ont été malades. Les soldats les ont évacués.
En début d'après-midi, comme un présent tombé du ciel, un cadeau précieux entre tous nous a été offert : une douche ! Froide, certes et rapide, mais oh combien appréciée !
Nous avons tout pris, comme un mendiant accepte une soudaine richesse, sans se poser de questions. Puis la nouvelle s'est répandue dans la prison comme une traînée de poudre : des émissaires de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU venaient nous visiter ! Je comprenais mieux le pourquoi de ce régime de faveur ! Il fallait faire bonne figure devant les étrangers ! Et la rumeur a enflé. Certains détenus ont affirmé qu'il y aurait des libérations. Cela se pouvait-il vraiment ? Je n'osais y croire.
Nous avons essayé de parler aux représentants de l'ONU mais on ne nous a pas laissé les approcher. Alors nous avons crié pour nous faire entendre, nous avons gesticulé, un début d'émeute s'est déclenché. Les soldats ont vite réagi : ils nous ont bousculés, repoussés dans nos cellules, je sens encore le choc de la crosse du fusil sur ma nuque. La visite a été écourtée.
Ce soir je tente de retranscrire ce que je ressens. Sentiments mêlés. De l'amertume, d'abord. Pourtant, c'était l'espoir, un espoir insensé qui nous guidait lorsque nous avons hurlé notre douleur et notre haine. L'espoir que ces hommes venus de loin pourraient quelque chose pour nous, qu'ils raconteraient au monde l'enfer que nous vivons, jour après jour. Qu'ils témoigneraient, enfin ! Maintenant, je ne sais plus. Je doute. Nos cris serviront-ils ? Tout cela me semble si dérisoire, à présent !
La honte, ensuite. La honte d'avoir eu le désir fou, féroce, haineux, d’être libéré avant mes compagnons de misère, si libérations il devait y avoir. Ils ont fait de nous des chiens, des chiens à leur image.
Mais ce soir, alors que j'écris ces lignes, c'est la peur qui domine en moi. Une peur horrible, une épouvante qui m'empêche de trouver le sommeil. Que va-t-il se passer maintenant ? La répression ne va pas manquer de se produire et je la pressens implacable. Mais sous quelle forme ? Et quand ? J'ai peur.


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Dans la cour tranquille et ombragée, la jeune fille et l'avocat discutent. Elle sait qu’un représentant de l’ONU est allé visiter les prisonniers. Peut-être un nouvel espoir va-t-il se dessiner de ce côté ? La tête légèrement penchée, concentrée, l'air sérieux, elle écoute le juriste : "Les militaires ont libéré une vingtaine de détenus, mais votre frère n'en faisait pas partie. Il y avait d'ailleurs très peu de prisonniers politiques parmi les vingt. Même en créant un comité de soutien relayé par la Commission des Droits de l'Homme, nous avons peu de chance de nous faire entendre. Je suis désolé de ne pouvoir faire plus."
La jeune fille sourit tristement, le cœur lourd. Elle baisse les yeux en silence. L'ombre de ses cils repose sur ses joues pâles. Par pudeur, elle ne demande rien de plus. Elle sait que l'avocat a fait son possible. Il n'y a rien à ajouter. Les mots, quelquefois, sont de trop. Alors tous deux se taisent et s'absorbent dans leurs pensées.

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40ème jour de détention.
Ecrire. Je le dois. Il le faut. Encore et encore, même si l'horreur est la plus forte, même si le dégoût submerge tout. Les représailles ont été atroces. Trois de mes compagnons ont été torturés, suppliciés, le corps désarticulé. Puis pendus sous nos yeux alors qu'ils étaient déjà presque morts. Toutes les nuits ils reviennent dans mes cauchemars et je hurle de terreur. La mort rôde ici à chaque instant. Elle s'agrippe aux murs, s'agrippe aux corps, s’agrippe au temps … Ils veulent tous nous tuer. Mais à petit feu, en nous faisant souffrir d'abord, souffrir sans fin. Bouddha, soutiens-moi !
A nouveau ils m'ont amené dans la pièce trop éclairée. Ils m'ont attaché sur une chaise, les mains serrées dans le dos. J'ai subi le supplice de l'eau et ils m'ont frappé, frappé, frappé … J'ai demandé grâce, j'ai prié, supplié, pleuré même, mais je n'ai pas avoué.
Alors d'autres soldats sont venus. Ils m'ont détaché, m'ont dénudé, m'ont jeté à terre … Le dire, l'écrire … Il le faut ! Bouddha, aide-moi, donne-moi la force !
Un animal. Ils m'ont pris comme un animal. Eux, les animaux. Ont violenté mon corps. Déchéance, honte, je ne suis qu'humiliation. Ils m'ont rejeté dans ma cellule en ricanant.
Je veux mourir. Rejoindre les âmes pures au Nirvana. Il me semble que la mort serait plus douce que cet enfer.

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45ème jour de détention.
Mangé un peu hier. Très peu. Dormir, je ne peux pas, je ne peux plus. Je grelotte, j'ai froid, ma tête éclate. Je dois avoir de la fièvre. Pas quitté mon lit depuis trois jours. Les cauchemars reviennent sans cesse et hurlent sous mon crâne douloureux. Ils me surveillent. Je ne veux plus voir leurs yeux. J'ai mal. Les rats ont encore grignoté mon cahier. Je le garde sur moi. Le cacher. C'est vital. Ecrire, encore et toujours. Pas la force. Hier ils ont emprisonné des moines, les ont battus. Sacrilège ! Comment ont-ils osé ? Pas eux, pas les bonzes, il ne faut pas ! J'ai froid, si froid !


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?ème jour de détention.
J'ai perdu le fil des jours. Je ne sais pas combien de temps je suis resté malade. La fièvre a cédé mais je suis très affaibli. On m'a dit que l'un des moines m'avait veillé durant tous ces jours. Béni soit-il ! Si je suis en vie aujourd'hui, c'est à lui que je le dois !
Rien n'a changé ici. Les conditions de détention sont toujours aussi dures. Deux nouveaux prisonniers sont décédés, victimes des tortures incessantes. L'un d'eux a été battu à mort : les soldats avaient trouvé une vieille revue sous son matelas. D'autres ont été libérés. J'ai honte de mes pensées ! Je me sens si seul, si bafoué de ne pas avoir été choisi ! Et avec le poète, je dis :
"Seul un petit nombre a été libéré mais MKN
Applaudit à la chance miraculeuse de ceux qui partent
Tout en gardant secrets sa peine et son tourment." *
Le bruit court que la Croix Rouge Internationale a dénoncé les abus commis contre les prisonniers et les civils. Pourtant, je n'ai plus guère d'espoir. Combien de fois les tortures ont-elles été montrées du doigt, sans que cela change quoi que ce soit ! Je n'attends plus rien désormais. Je me contente de survivre. Et d'écrire.
Un espace entre deux briques est devenu la nouvelle cachette de mes mots. Avec ce cahier, je garde un semblant d'humanité. Il est aussi un rempart contre la folie, celle des bourreaux mais la mienne aussi, qui me guette à chaque instant. Qui me terrorise. Sans lui, je ne suis rien. La prison c'est la négation de l'individu. Si je sors un jour d'ici, je crois que je pourrai pardonner bien des choses, mais pas cette négation, pas cette humiliation. Ma dignité et mon amour-propre ont été détruits à tout jamais.

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Dans l'impasse, le long de la grille du jardin, la jeune fille se hâte. Depuis l'aurore elle s'apprête. Puisque la justice des hommes est impuissante, elle ira chercher celle des dieux. Elle se rend à la Pagode prier pour le retour de son frère. Les esprits protecteurs l'accompagnent. Dans son sac, les offrandes pour les moines. Peut-être consultera-t-elle aussi l'astrologue …
Arrivée au centre de la ville déjà bruyante et animée, elle jette un bref coup d'œil au bâtiment sombre qui retient son jeune frère. Songeuse, elle observe un instant. Une vague d’amertume inonde son cœur, les questions se bousculent dans son esprit. Combien de temps encore son frère va-t-il rester prisonnier de ces murs ? Combien de prières faudra-t-il faire pour l’en sortir? Combien de démarches ? Demain, elle verra l’avocat. Il a décidé lui aussi d’alerter l’opinion publique étrangère, d’une façon ou d’une autre. Réussira-t-il à ébranler les consciences occidentales mieux que n’ont pu le faire les représentants des Nations Unies ? Et surtout, cela aura-t-il des répercussions bénéfiques ici ? La jeune fille ne sait pas, ne sait plus. Elle laisse échapper un profond soupir et détourne les yeux du bâtiment.
Aujourd’hui, elle va prier. Alors elle se remet en route. Le chemin est encore long.

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* Min Ko Naing a passé seize ans en prison pour sa participation aux manifestations de 1988. A sa libération en 2005, il fonde avec d'anciens prisonniers politiques, le mouvement Génération 88. Son arrestation, en septembre, a soulevé l'indignation de la population.
(Source : Courrier International n° 883, du 4 au 10 octobre 2007.)

2 commentaires:

  1. Félicitations pour cet excellent texte. J'ai toujours admiré les écrivains qui pouvaient si bien nous faire ressentir des événements tragiques, qu'ils n'avaient (heureusement) pas vécu eux-mêmes.

    Suziwan

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  2. Bravo ! Ayant participé à ce concours moi aussi, j'ai lu votre nouvelle en version imprimé, elle m'a beaucoup plu.

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