J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
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dimanche 10 janvier 2010

Héritage.

Texte sélectionné et publié sur le webzine "Nuits d'Almor" en janvier 2008.

L’odeur de la sciure fit remonter un souvenir de mon enfance. Je me revis, après l’école, assis à la table de la cuisine, grignotant mon goûter, le nez dans mes illustrés. Au bout de la pièce, un hall séparé par une porte, sorte de sas, donnait directement sur le magasin. Ma mère tenait la caisse, mon père débitait la viande.
Notre boucherie était la plus grande du village et la plus réputée. Mon père était fier de son métier, que son père avant lui avait exercé. Plongé dans le « journal de Mickey », j’entendais le tchac tchac régulier du tranchoir sur le billot. J’imaginais la lame luisante, maculée du sang des bêtes, les éclats d’os ricocher sur la planche, puis retomber au sol et se perdre au milieu des copeaux de bois.
Le soir, après la fermeture, ma mère n’avait plus qu’à balayer la sciure mêlée de déchets et à laver le carrelage. Au matin, mon père en étalait à nouveau une couche et le même rituel reprenait, soir après soir, jour après jour.
Fils unique, j’étais souvent seul, livré à moi-même. Mes études en souffraient, mais mon père, au contraire des autres parents, ne s’en préoccupait pas.
—Plus tard, la boucherie sera à toi, disait-il. Dès que tu auras l’âge, tu feras ton apprentissage. Puis tu commenceras avec moi, et quand je prendrai ma retraite, tu seras seul maître à bord.
Il le pensait vraiment. Et, empli d’orgueil, il m’attrapait par la main, sortait du magasin et me montrait la devanture où s’inscrivait en lettres noires « Boucherie Nogaret et Fils ».
Quant à moi, ça ou autre chose. La vie, sans surprise, s’étalait devant nous, monotone. Certes, on n’était pas malheureux, peut-être était-ce cela, le bonheur : les jours, juste rythmés par le tchac tchac régulier du tranchoir sur le billot, par l’odeur du sang et de la sciure. Les échardes d’os incrustées dans le bois, les crânes triangulaires des agneaux, enfermant les cervelles que mon père extrayait habilement, tout cela, un jour, m’appartiendrait. C’était comme ça.

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Aujourd’hui, les copeaux qui s’accumulent sur le sol sont ceux de la pièce de bois que je rabote, à l’atelier menuiserie. La même odeur familière, un peu âcre, moins celle du sang. Ça me manque, l’odeur du sang. Et les quartiers de viande suspendus à leurs crochets dans la chambre froide.
La porte s’ouvre. Le gardien s’avance.
—Nogaret, parloir ! Ton avocat !
Oui, je crois que l’odeur du sang et de la viande me manquent. Ça fait toute la différence. Et aussi le tchac tchac du tranchoir sur le billot. Les éclats d’os, et le crâne des agneaux, les mains rougies de mon père, qui soulèvent la cervelle. Je les vois chaque nuit, lorsqu’allongé sur mon lit, les yeux ouverts dans le noir, je cherche le sommeil. Les éclats d’os, les crânes des agneaux … Le crâne. Son crâne qui roule dans la sciure, tranché au niveau de la pomme d’Adam. Et les yeux noirs de mon père, grands ouverts.

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