J'écris. Pour un blog littéraire, il vaut mieux. J'écris de tout, pour les jeunes, les moins jeunes, des nouvelles, du théâtre, de l'humour et mes humeurs. La liste des courses, alors que d'autres dressent la liste de leurs envies... Mais je vous l'épargnerai ! La liste des courses, je veux dire. Donc, bonjour et bienvenue sur "Ah, vous écrivez ?" mon blog littéraire.
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mardi 26 janvier 2010

Ce soir, au théâtre.

Les coulisses du théâtre étaient illuminées. Un va et vient bourdonnant emplissait l’espace. Voyant la porte de la loge de Sébastien entrouverte, Philippe toqua trois fois et entra.
—Coucou, c’est moi ! Alors, en forme ?
—Ouais, à peu près ! Si seulement ces satanés cheveux étaient moins récalcitrants ! Mais tiens, puisque tu es là, aide-moi donc à enfiler cette maudite perruque. J’attends la costumière depuis dix minutes, mais elle est occupée avec Josy. La star fait des caprices !
Tant bien que mal, la perruque fût enfilée puis ajustée sur la tête de Sébastien.
Comme il restait à peu près une heure avant l’entrée en scène, Philippe quitta son partenaire bouclé, et décida de s’offrir un café avant de rejoindre sa loge. Il mit une pièce dans la machine, l’entendit cliqueter en descendant, et bientôt, un gobelet en plastique apparut, suivi d’un bâtonnet blanc (une touillette, comme disait Sébastien !), de sucre en poudre, et d’un filet de café bouillant et mousseux. Le ronron de l’appareil se tut, et Philippe attrapa la timbale fumante. Adossé au mur, il but à petites gorgées précautionneuses le liquide trop chaud, les paupières mi-closes. Détendu, tranquille, il était bien. Il savait son texte sur le bout des doigts, il se l’était encore récité dans la voiture en venant. Il est vrai qu’au bout de cent représentations, c’était devenu un automatisme. Mais c’était toujours le même plaisir.
Philippe était heureux. Il aimait l’ambiance des grands soirs, cette agitation de ruche qui allait bientôt s’emparer du théâtre, le pas précipité des commis, les bras chargés de robes, de costumes, de boas multicolores traînant par terre… Il aimait la séance de maquillage, même s’il devait rester immobile, guettant les changements de son reflet dans le miroir. Il aimait jusqu’à l’odeur de poussière et de vieux tissu qui flottait dans l’air, et même mieux, il aimait aussi les cris et les récriminations de Josy, qui n’était jamais contente, et engueulait tout le monde quand elle était nerveuse. Il aimait, bien sûr, l’attente derrière le rideau, ce moment suspendu, quand les murmures de la salle s’apaisent peu à peu, juste avant l’entrée en scène. Bref, le théâtre c’était sa vie, et il n’en voulait pas d’autre.
Il rejoignait sa loge juste au moment où Agathe, la maquilleuse arrivait.
—Oh, Monsieur Philippe, je ne suis pas en avance aujourd’hui, il va falloir faire vite. Allons-y !
Philippe s’installa dans le fauteuil, abandonnant son visage aux mains expertes de l’artiste. Elle commença par le masser avec une crème qu’elle étirait des joues et du menton jusqu’aux tempes. Le geste à la fois vigoureux et doux n’était pas désagréable. Philippe ferma les yeux. La maquilleuse lui redessina les sourcils au crayon noir, masqua d’un peu de poudre les menues imperfections des ailes du nez, et lui appliqua trois tâches de rousseur sur les pommettes.
Soudain, Philippe fronça les sourcils. Machinalement, il se répétait des bouts de son texte depuis un moment. Mais, comme sur un disque rayé, toujours les mêmes répliques lui venaient à l’esprit. Il ne se souvenait de rien d’autre. « Quelle est la première phrase ? Tout à l’heure, je savais tout par cœur ! Ca va bien me revenir quand même ! »
Mais rien ne lui revenait. Cette première réplique, la sienne de surcroît, et qui aurait entraîné la suite du texte dans son sillage, s’était volatilisée.
Philippe faisait des efforts désespérés pour la retrouver. Il essayait d’imaginer la scène, la position de ses partenaires, leurs répliques à eux, le décor. Rien n’y faisait ! Le trou !
L’angoisse commençait à lui serrer la gorge. « Ce n’est pas possible, pas maintenant, pas ce soir ! C’est passager. Je suis sûr que c’est passager. Voyons. Ça parle de quoi déjà ? Mais bon sang, ça parle de quoi ?? Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai tout oublié ! »
Il rouvrit les yeux, et s’aperçut, l’air hagard, dans le miroir. La maquilleuse lui passait une houppette sur les joues. Concentrée sur son travail, elle fredonnait doucement.
Philippe avala sa salive et referma les yeux. Son cœur galopait dans sa poitrine. « Du calme, tout va bien. Agathe est là, tout est comme d’habitude, c’est la centième, y’a pas de problème. Voyons, … le début … »
Mais tout n’était pas comme d’habitude, les mots s’étaient envolés, et Philippe ne pouvait pas les rattraper. Et plus il se creusait la cervelle, moins il se souvenait. « Est-ce que c’est le trac ? Mais non, t’es débile, pas pour la centième ! Alors c’est quoi ? Perte de mémoire ? »
En proie à l’affolement, Philippe s’agitait sur sa chaise. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Ses doigts tremblaient, et il fut pris d’une brusque nausée. Il se pencha en avant, l’estomac retourné.
—Monsieur Philippe, ne remuez pas comme ça ! Je ne vais jamais y arriver !
La douce, la calme Agathe, se fâchait. « Et alors, qu’est-ce que ça peut me faire si elle y arrive pas ! Est-ce que j’y arrive, moi, à me souvenir de mon texte ? !! »
Philippe repoussa la main de la maquilleuse et se leva en chancelant.
—Il faut que je trouve Sébastien, je ne peux pas jouer ce soir, il faut tout arrêter, oui, c’est ça, tout arrêter !
—Quoi ? Monsieur Philippe, mais attendez, je n’ai pas fini !
Philippe ne répondit pas. Il se rua sur la porte de la loge. C’est à cet instant que Sébastien passa sa perruque bouclée dans l’entrebâillement. Il eut à peine le temps de se reculer pour ne pas entrer en collision avec Philippe.
—Eh ! Qu’est-ce qui te prend ? On a encore vingt minutes, c’est pas la peine de te précipiter comme ça !
—Ah, Seb, tu es là ! Il faut tout arrêter, je ne peux pas jouer !
—Qu’est-ce que tu racontes ? Arrêter quoi ? Dis, Philippe, tu es sûr que ça va ?
—Mais non, ça va pas. C’est ce que je me tue à te dire ! J’ai perdu la mémoire, je ne me souviens pas de mon texte, je ne peux pas jouer ce soir !
Philippe, les yeux exorbités, le visage livide, avait hurlé. Au bord des larmes, il se mit à marcher de long en large en gémissant, se tordant les mains d’angoisse. Un tic nerveux lui tordait le coin de la lèvre à intervalles réguliers. Tout son corps tremblait.
Sébastien, interloqué, le regardait.
—Tu as oublié ton texte ? Mais ça arrive à tout le monde, ce doit être un peu de trac, ça va aller, pourquoi tu t’affoles comme ça ?
Il jeta un coup d’œil à Agathe, qui, la houpette à la main, écarta les bras en signe d’impuissance.
—Mais non, c’est pas juste un peu de trac. Je vous dis que j’ai perdu la mémoire ! Vous comprenez rien de rien ! J’ai per-du la mé-moi-re ! Il faut annuler la représentation !
La voix de Philippe était montée dans les aigus et la sueur lui dégoulinait le long des tempes. Au bord du malaise, il s’assit par terre et appuya sa tête au mur.
Sébastien s’accroupit face à lui.
—Ecoute, vieux, tu sais bien qu’on n’annule pas une représentation théâtrale comme ça ! Ceci dit, tu m’as l’air bien mal en point. Tu paniques, là, et tu te déclenches des malaises. Alors tu vas te détendre, te calmer, et tout va rentrer dans l’ordre, d’accord ?
Puis, se tournant vers la maquilleuse :
—Agathe, vous pouvez aller chercher une serviette humide, et un calmant avec un verre d’eau, s’il vous plaît ?
Un quart d’heure plus tard, le cachet commençait à agir. Philippe, plus calme se laissait faire par Agathe, qui lui avait appliqué la serviette sur le front.
Sébastien consulta sa montre.
—Bon, faut y aller. Du courage, t’es un pro, oui ou non ?
Et, attrapant Philippe sous un bras, il l’aida à se mettre debout.
Certes, Philippe était un pro, mais il n’était pas sûr, dans son for intérieur, que tout allait bien se passer. C’était sans doute une grosse erreur que de jouer ce soir. Bien sûr, il se sentait mieux. Le calmant l’avait apaisé, il ne tremblait plus, et cette affreuse nausée avait disparu. Mais son texte ? Ce n’était pas pour autant qu’il s’en souvenait ! Il n’osait même pas essayer d’en ramener les phrases à la surface de sa mémoire, de peur de constater l’horrible vide qu’il pressentait. Si en scène, les choses se passaient mal, ce serait la catastrophe. Est-ce que Seb en était conscient ? Il n’eut pas à lui poser la question. Déjà, son ami l’entraînait à travers les couloirs. Il se retrouva face à la lourde tenture rouge. L’angoisse un instant dissipée réapparut. Il sentait à nouveau la nausée monter en lui. C’est ce moment que Sébastien choisit, dès l’ouverture des rideaux, pour le précipiter sur la scène, d’une franche poussée dans le dos.


*********


Philippe se réveilla en sursaut, en poussant un cri.
—Monsieur Philippe ! Vous avez bougé ! Regardez-moi ça, j’ai débordé ! Va falloir que je recommence !
Agathe était furieuse. Le trait rose qui devait souligner l’ourlet de la lèvre inférieure de Philippe, zigzaguait jusqu’au menton. Agathe jeta le crayon sur la coiffeuse, et à l’aide d’une petite éponge, entreprit de réparer les dégâts.
Philippe, la bouche ouverte, fixait le miroir d’un air hébété. On aurait dit qu’il cherchait à détailler chaque geste de la maquilleuse, ou qu’il la voyait pour la première fois.
—Où suis-je ?
Il tourna la tête et regarda autour de lui. C’était sa loge, familière, inchangée, avec le poster de Louis Jouvet au dessus du canapé.
—Monsieur Philippe, s’il vous plaît, vous voulez bien rester tranquille ?
Il reconnut la voix excédée de la maquilleuse.
—Agathe, quel jour sommes-nous ?
Agathe ouvrit des yeux ronds.
—Ben, vendredi 28 ! Oh là là, ça ne vous réussit pas de vous endormir au milieu du maquillage. On dirait que vous revenez de la planète Mars !
Philippe soupira. Il reprenait peu à peu ses esprits. Agathe en avait terminé avec les dernières retouches. Elle recula, scruta le visage de Philippe, puis satisfaite, hocha la tête en souriant.
—C’est bon, vous êtes fin prêt !
On frappa à la porte, et la perruque de Sébastien apparut.
—Allez, allez, on se dépêche, plus que vingt minutes !
Un goût amer de déjà-vu submergea Philippe.
—Dis, Seb, ça t’arrive de … enfin, de …
La phrase resta en suspens.
—De quoi ? T’en fais une tête !!
Philippe s’ébroua, et de la main, sembla chasser une mouche.
—Oh rien, laisse tomber !
Une drôle d’impression, un doute diffus le tenaillaient, et c’est la gorge nouée, un poids sur la poitrine, qu’il suivit Sébastien jusqu’à la scène. Le trac, un trac incontrôlable venait de lui tomber dessus ! Un trac de débutant, au bout de toutes ces années ! Il se souvint de la toute première fois, quand, le cœur battant et les mains moites, il avait fait son entrée devant le public. Et aujourd’hui, c’était comme cette première fois. Il se retrouvait derrière le rideau, les trois coups martelant ses tempes et titillant ses nerfs, la tête vide et pourtant si pleine. A grand renfort de prières intérieures, il espéra un miracle. Et le miracle vint, comme toujours. Dès que le rideau s’ouvrit et que les applaudissements crépitèrent, Philippe s’avança sur la scène et déclama son texte sans aucune difficulté. Les mots coulaient, libres, vrais, vivants. Philippe jouait. Philippe vivait. Et ce soir-là, une fois de plus, le public jubila.

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